27. PRISON
La porte claque. Plusieurs gros verrous s’enclenchent.
Les centaures se montrent d’autant plus brutaux qu’ils m’ont vu tuer l’un des leurs.
La cellule est assez spacieuse, avec un lit qui paraît confortable. Par les barreaux de la fenêtre je peux voir la première Montagne d’Aeden avec son sommet embrumé.
Je m’allonge sur la couche.
À nouveau la question qui a bercé ma vie revient : « Au fait, qu’est-ce que je fais là ? »
Qu’est-ce que je fais dans une prison en Olympie, aux confins de l’Univers, si loin de la Terre où je suis né ?
Je tente de trouver le sommeil.
Celui-ci est comme mon chat jadis. Il n’est pas là quand on a besoin de lui, il arrive juste pour gêner.
Dans ma tête tous les événements de la journée se bousculent.
Je reste les yeux ouverts, immobile, en train de respirer par à-coups.
Ainsi, maintenant, je sais : de toute manière on ne peut rien faire, les humains sont condamnés à reproduire les mêmes erreurs car elles sont inscrites au plus profond de leur programmation.
ADN.
Ce n’est peut-être pas un hasard si le D de Destruction est au milieu.
Zeus m’a accordé le privilège de recommencer rien que pour me faire prendre conscience de l’impossibilité de changer le cours de l’histoire des mortels.
Les individus ont un destin.
Les peuples ont un destin.
Et même les espèces animales.
Cela me rappelle les deux tours de magie de Georges Méliès : quel que soit le chiffre que je choisissais au début j’aboutissais au mot « Kiwi ».
Et ensuite avec le tour de cartes : quels que soient le nombre et la manière dont je faisais les coupes, au final je retombais sur un regroupement de rois, de reines, de valets et d’as. « Tu crois que tu choisis mais lu ne choisis pas, tu ne fais qu’entrer dans un scénario dont la fin a déjà été écrite depuis longtemps. »
Edmond Wells prétendait pour sa part : « La Nature a des projets. S’ils ne passent pas par un chemin, elle en utilise un autre. »
Je tourne en rond dans la cellule.
Je repère dans un coin une amphore et la débouche. Gravé dessus, apparaît le nom de « Cuvée Dionysos ». Au moins le dieu des ivrognes ne m’a pas complètement abandonné.
Je débouche l’amphore, la renifle, et déverse le liquide dans ma bouche. L’alcool de miel commence à me picoter le crâne. Mon cerveau s’embrume.
Soudain un bruit à la porte.
Quelqu’un est en train d’ouvrir la grosse serrure de ma cellule. Une silhouette féminine apparaît à contre-jour dans l’embrasure.
— Dehors ! Je ne veux voir personne ! Fichez-moi le camp ! m’exclamé-je.
— Demain les Maîtres dieux se réuniront pour décider de ta punition. Il faut que tu saches que certains sont avec toi. Ils considèrent que tu as agi en état de légitime défense.
Je hausse les épaules.
— Je plaiderai en ta faveur, annonce la déesse de l’Amour.
Son parfum m’enveloppe. Cela ne me fait plus l’effet magique d’antan. Je me rappelle la première fois où je l’avais humé, il m’avait subjugué. Désormais ce n’est qu’une information olfactive comme une autre.
— Je suis ton alliée, même si tu en as souvent douté. (Puis elle ajoute, toujours dans l’ombre :) Je t’aime, Michael.
— Que vaut l’amour d’une déesse qui l’a déjà dispensé à tant d’individus ?
Elle s’avance encore et la lumière de la Lune filtrant par la fenêtre éclaire sa bouche et le bas de son visage.
— L’amour d’une déesse n’en est pas moins l’amour d’une femme. Je t’avais promis de t’aimer. Que tu aies perdu au jeu de divinité ne te rend pas moins important à mes yeux. Mon amour pour toi a toujours été sincère, même si tu t’es toujours méfié de moi. La peur empêche de voir la vérité.
— Va-t’en, Aphrodite. Tu as toujours voulu évincer Mata Hari, le seul amour vrai de ma vie ici. Pars ou je crains de ne pas résister à l’envie de te faire du mal. Tuer la déesse de l’Amour pourrait bien signer mon ultime coup d’éclat.
Au point où j’en suis je n’ai plus rien à perdre.
Elle s’approche encore et la lumière lunaire illumine maintenant d’un large trait ses yeux émeraude.
— Tu ne me fais pas peur, Michael. Je ne vois devant moi qu’un enfant désemparé. Et mon devoir est d’aider les enfants. Aussi agressifs soient-ils.
Elle s’approche encore, elle n’est plus qu’à quelques pas de moi.
— De toute façon tu n’as pas le choix.
— Si, j’ai le choix. On a toujours le choix. J’ai déjà ce choix-là.
Je saisis l’amphore d’hydromel et bois longtemps, jusqu’à ce que des picotements nouveaux éclatent dans ma tête, jusqu’à ce que je sente mes veines chauffer.
— C’est cette Mata Hari qui t’a changé. Elle n’était rien. Oublie-la.
— Ne prononce plus jamais son nom ! articulé-je entre deux hoquets. (Je m’accroche de nouveau à l’amphore, puis :) Je ne t’aime pas, Aphrodite. Tu es une manipulatrice. Tu es incapable d’aimer vraiment. Jamais tu n’arriveras à la cheville de Mata Hari.
— L’amour que tu portes au souvenir de cette personne est admirable. Il me fait envie.
— Arrête de te plaindre. Tu es aimée par tous les hommes.
— Je suis « désirée » par tous les hommes. Pour mon charme, pour mon corps. Mais le véritable amour n’est pas de « corps à corps » mais « d’âme à âme ».
Je hausse les épaules.
— Hermaphrodite, ton propre fils, m’a raconté ta vie de mortelle, et ta vengeance envers les hommes. Tu ne les séduis que pour les faire souffrir. Il m’a dit que tu avais choisi d’être déesse de l’Amour comme certains médecins se spécialisent dans leur maladie, parce qu’ils croient en soignant les autres se soigner eux-mêmes.
Je la fixe avec morgue.
— Tu es la personne la plus incapable d’aimer que j’aie jamais rencontrée.
Elle reçoit la phrase comme un coup et je sens que je l’ai touchée.
— Ce que tu dis n’est pas complètement faux. J’ai été comme ça. Mais j’ai changé. Ton mentor Edmond Wells l’avait écrit quelque part : « Au début la peur, ensuite le questionnement, enfin l’amour. » Je crois avoir passé un cap. Je te souhaite à toi aussi d’être capable de changer et d’évoluer, même en ces circonstances difficiles.
Elle s’approche encore et s’empare de ma main. De l’autre je tète un peu d’hydromel directement au goulot.
— Tu me détestes à ce point, Michael ?
— Oui, dis-je en me dégageant, je « vous » déteste.
— Et moi je « t’ »aime, répond-elle. Vraiment. Pour ce que tu es au fond de ton âme, Michael. Tu es quelqu’un de bien. « Quelqu’un de bien. »
Je bois avidement, jusqu’à vider l’amphore. Puis je la jette et elle se brise contre le mur dans un grand fracas.
— Vous ne comprenez pas ? Je ne crois plus en rien. Si je pouvais incendier tout l’Aeden je le ferais.
Je veux voir cette île, cette planète, cette école disparaître à jamais.
— C’est peut-être cela la force de l’amour. Je peux t’aimer suffisamment pour te suivre même lorsque tu crois être destructeur.
Je la repousse.
— Vous me dégoûtez, Aphrodite.
— Tu TE dégoûtes. Je sens tellement de mépris pour toi-même. Il faut que je t’aide à te reconquérir. Tu es un type formidable mais qui l’a oublié parce qu’il est aveuglé par sa colère.
Elle s’approche lentement, comme elle le ferait pour un animal à apprivoiser.
— Ça va aller. Tout est fini maintenant. Il n’y a plus de raison de souffrir. Tout est fini, ton cœur peut s’apaiser. Tu es comme tout le monde, Michael. Ton problème c’est juste que tu n’as pas été assez aimé…
Elle saisit ma main qui l’a repoussée et la caresse.
— Avant, moi aussi j’étais pleine de ce non-amour. Et puis quelque chose s’est passé durant cette dernière partie de divinité. L’injustice faite à toi et à ton peuple m’a réveillée. J’ai eu envie de t’aider. Je crois à cette phrase qu’a inscrite Edmond dans un de ses livres : « On ne s’aperçoit de ce qu’on possède qu’au moment où on l’offre. » J’ai quelque chose à t’offrir, de sincère et de désintéressé.
Je sens ses seins sur ma poitrine. J’ai envie de la repousser mais je n’y arrive pas. Elle m’enserre de ses bras longs et musclés. Je sens son corps tiède contre le mien. Je reste longtemps à capter sa chaleur, puis quelque chose monte en moi et me brûle les yeux. Des larmes coulent. Comme si toute la pression de ces derniers jours se transformait soudain en eau salée.
— Tout va bien, murmure-t-elle.
Elle m’embrasse le front, les joues. Ses lèvres cherchent les miennes.
— Je t’avais promis de t’aimer si tu résolvais l’énigme. Je ne voudrais pas trahir ma parole.
Alors elle force ma bouche et y pénètre.
Je ferme les yeux. J’ai l’impression de céder à quelque chose de mal, mais l’alcool et la peine me rongent, je ne perçois plus qu’une énergie de réconfort à laquelle je n’ai plus la force de renoncer.
— Oublie un instant, oublie, chuchote-t-elle à mon oreille.
Je ferme les yeux.
Je me sens vide. Désuni. Je m’affale sur le lit.
Aphrodite me renverse.
— Faisons l’amour, s’il te plaît, Michael.
Ce qu’il se passe ensuite est au-delà de toute expérience charnelle connue. Ayant touché au Rien je peux approcher le Tout. Ayant frappé le fond de la piscine, je remonte vite. Les couleurs, la chaleur, la lumière jaillissent dans ma tête. Mes neurones deviennent des Soleils sous la voûte étoilée de mon crâne.
Des ruisseaux d’or liquide coulent dans mes veines.
Tout mon corps inondé d’endorphines n’est plus que pur plaisir.
Je ne sais plus qui je suis.
Je perds toute conscience du passé et du futur, pour n’habiter que le présent délicieux dans lequel le corps d’une déesse fusionne avec mon corps et le fait vibrer comme un instrument magique qui se révèle, entre ses baisers et ses caresses.
Ma bouche réapparaît juste pour prononcer un mot :
— Aphrodite…
— Michael.
« Durant la mue le serpent est aveugle. »
Il est aussi amnésique.
Nous faisons l’amour, plusieurs fois, à la manière d’une danse sacrée. Jamais ma chair n’a enregistré une sensation aussi voluptueuse.
Je m’endors, épuisé et souriant, dans les bras de la douce déesse.
J’ai envie de vivre longtemps.